FÉCAMP FESTIF - Les GRANDS EVENEMENTS - Quelques anniversaires d'entreprise.
D'après le numéro du 1er juillet 1888 de La plage Normande illustrée collection privée.     
Dernière mise à jour le 08 février 2018



suite du texte de la gravure :

.... sied à une entreprise qui rapporte cinq cent mille francs de bénéfice annuel à ses actionnaires. L’autre lundi, c’était le comte et la comtesse de Paris qui fêtaient leur vingt-cinquième anniversaire de ménage. Après les princes de sang, les princes de l’industrie, laquelle possède aujourd’hui, tout comme la noblesse, ses archives et son livre d’or. Justement fiers et ravis des dividendes et des succès de tout genre de leur liqueur, les actionnaires ont donné à la Bénédictine un palais, qu’ils inauguraient avant-hier, et comme bague au doigt de leur directeur (les anciens doges de Venise se fiançaient bien avec la mer), offraient à M. Le Grand une usine neuve et une fête de vingt-cinq mille francs : après le conte fée, l’apothéose.

Un véritable conte de fée, en effet, l’histoire de cette liqueur séculaire, jadis appréciée de tout le moyen âge, puis après la Révolution, le cloître une fois détruit, les moines dispersés, oubliée, disparue jusqu’en 1863, où un homme d’énergie et de haute intelligence, illuminé de l’étincelle quasi géniale des inventeurs, se met en tête de retrouver la formule merveilleuse et servi par une passion de collectionneur, compulsant les manuscrits, arrive, de recherches en recherches, à reconstituer d’après la recette même du moine Vincelli le fameux élixir. Après combien d’années d’études et combien de déboires, d’essais infructueux et de tâtonnements en pure perte ! jusqu’au jour où il a fait éclore dans la pittoresque bouteille qu’un délicat artiste a chanté, fleur de falaise et de religiosité mystique révélée par un liquoriste alchimiste à un poète, car la Bénédictine est une liqueur littéraire.

Jorys Karl Huysmans, le plus raffiné peut-être de tous les raffinés de ce temps, ne lui a-t-il pas consacré une des pages les plus précieuses de son chef-d’œuvre d’A Rebours ; je laisse la parole au jeune maître.

 

     “Des Esseintes regagna la salle à manger et mélancoliquement se compara dans cette cabine aux passagers atteints par le mal de mer : il se dirigea, en trébuchant, vers l’armoire, et saisit, sur un rayon très haut, une bouteille de bénédictine, qu’il gardait à cause de sa forme qui lui semblait suggestive en pensée tout à la fois doucement gourmande et vaguement mystiques.
“mais, pour l’instant, il demeurait indifférent, regardant d’un œil atone cette bouteille trapue, d’un vert sombre qui, à d’autres moments, évoquait en lui, les prieurés du moyen-âge, avec son antique panse monacale, sa tête et son col vêtus de parchemin, son cachet de cire rouge écartelé, de trois mitres d’argent sur champ d’azur et scellé au goulot, ainsi qu’une bulle, par des liens de plomb, avec son étiquette écrite en un latin retentissant sur un papier jauni et comme déteint par le temps : Liquor Monachorum Bénédictinorum Abbatix Fiscanensis. 

 

     “Sous cette robe toute abbatiale signée d’une croix et des initiales ecclésiastiques D.O.M, serrée dans ses parchemins et dans ses ligatures de même qu’un authentique charte, dormait une liqueur couleur de safran, d’une finesse exquise. Elle distillait un arome quintessencié d’angélique et d’hysope mêlées à  des herbes marines, aux iodes et aux bromes alanguis par des sucres, et elle stimulait le palais avec une ardeur spiritueuse dissimulée sous une friandise toute virginale, toute novice, flattait l’odorat par une pointe de corruption enveloppée dans une caresse tout à la fois enfantine et dévote.
“Cette hypocrisie, qui résultait de l’extraordinaire désaccord établi entre le contenant et le contenu, entre le contour liturgique du flacon et de son âme, toute féminine, toute moderne, l’avait jadis fait rêver ; enfin il avait longuement songé, devant cette bouteille, aux moines mêmes qui la vendaient aux bénédictins de l’abbaye de Fécamp qui, appartenant à cette congrégation de Saint-Maur, célèbre par ses travaux d’histoire, militant sous la règle de saint Benoît, mais ne suivaient pas les observances des moines blancs de Cîteaux, et des moines noirs de Cluny. Invinciblement, ils lui apparaissaient ainsi qu’au moyen-âge, cultivant des simples, chauffant des cornues, résumant dans des alambics de souveraines panacées, d’incontestables “magistères”.
 

     Très littéraire, comme on le voit, la Bénédictine  est de plus une liqueur essentiellement française de naissance, elle l’est encore par le million et demi de droits et d’impôts qu’elle coûte à l’étranger et rapporte à la France ; française, elle l’est par les sept cents contrefaçons de tous pays et surtout allemandes, dont elle a su triompher en justice jusqu’à Berlin et dont les modèles ravis à l’ennemi ornementent les rayons de toute une vaste salle, surnommée à Fécamp le champ de bataille ; française en ce sens, enfin, que le ruban rouge, qui fleurit la boutonnière de son directeur, n’a pas été donné à l’industriel, mais au capitaine des enrôlés volontaires de 1870, à l’homme qui en pleine année terrible abandonnait foyer, industrie, femme et famille, pour aller arracher Paris à l’incendie et à l’insurrection et s’emparer, de ses propres mains, du drapeau de la Commune, du sinistre haillon rouge flottant sur la coupole du Palais de Justice.
 

     Enfin je dirais qu’elle est catholique, c’est-à-dire universelle, puisque répandue par tout le globe, en Australie comme en Norvège, en Amérique du sud comme dans l’Oural, toutes les nationalités et l’Allemagne elle-même s’étaient fait représenter samedi soir à cette fête et que, durant le banquet, les télégrammes se succédant et s’entassant sur la table devant le directeur, apportaient tous, soit un vivat, soit une lointaine acclamation poussés à cent mille lieues au-delà des continents et des mers !
Superbe et  d’allure véritablement homérique, ce banquet de quatre cent soixante-dix couvert servi dans une des salles du nouveau bâtiment de la Bénédictine, au-dessus de la grande salle de distribution des récompenses, un vaste hall percé de dix-huit fenêtres de 7 mètres de large et contenant dix foudres de Bénédictine de 14 000 litres chacun.
Autour de trois immenses tables surchargées de fleurs et venant s’adapter perpendiculairement à celle du conseil d’administration et du directeur, famille, amis, délégués de la presse, actionnaires, employés, ouvriers, fournisseurs, tous depuis le plus important jusqu’au plus humble, avaient su trouver place, et, dans cette large salle tendue de tapisseries et de guirlandes de lierre, a voir se détacher sur la grande baie cintrée donnant sur la mer embrassée par le couchant, la haute silhouette à la Napoléon III du maître de céans, de M. A. Le Grand, président là, dans la force de l’âge, ces quatre cents convives, entourés des siens, de sa famille et de ses petits-enfants ; quatorze fils et filles de dix-sept petits-enfants, au milieu du brouhaha des toasts, des vivats, de la musique et des premiers pétards d’un feu d’artifice qui s’allume, je ne pouvais m’empêcher de songer au roi de la vieille légende saxonne,

Convoquant ses ducs et ses pairs
Au milieu de l’antique salle
D’un château que baignaient les mers
 
     Le décor y était, en effet, et, pour ajouter à l’illusion, par les vitraux des fenêtres entr’ouvertes, les gargouilles de pierre sculptée et les toits ouvragés du bâtiment d’en face, de l’autre aile de la Bénédictine, sont là se dressant dans l’air bleu du soir : ces nouveaux bâtiments, où une administration prévoyante a su concentrer toute une usine depuis le laboratoire et les caves jusqu’à ses ateliers de menuiserie et d’emballage pour la mise en caisse des bouteilles, ont pris sous l’inspiration d’un architecte artiste, M. Albert, la haute et fière tournure d’une cathédrale.
 
     Les fusées s’allument, les feux de Bengale s’embrasent ; autour du haut campanile flanqué de quatre clochetons gothiques, les flammes vertes et bleues s’échevèlent dans la nuit, comme dans l’incendie d’un beffroi ; dans les jardins étoilés de lanternes vénitiennes, la foule ondule, se bouscule et se presse ; toute la ville est là comme au soir d’une fête nationale. Le directeur, auquel, dans la journée, employés et actionnaires offraient le superbe bas-relief de la Renommée de Coutan, distribue des médailles commémoratives frappées aux armes de l’usine à ses invités, serre la main des uns, répond aux toasts des autres : il a les larmes aux yeux, le capitaine des enrôlés volontaires de 1870.

     Sur la proposition de M. Vermont, avocat à la cour d’appel de Rouen, qui déjà, dans l’après-midi, avait, dans un chaleureux discours, souligné le caractère de cette fête, non seulement industrielle mais sociale, et les relations toutes cordiales du patron et de ses ouvriers, qui font de la Bénédictine une grande famille, sur la proposition dis-je, de M. Vermont, une des femmes de l’entourage se lève, fait le tour des tables, et en l’espace de vingt minutes recueille plus de quatorze cent francs : la caisse de secours de la Société est fondée, une bonne œuvre est faite et le vent de mer, qui vient de s’élever, éparpille et secoue la flamme des torches et des fusées sur cette fête, qui n’est pas aujourd’hui la fête du luxe et du plaisir, mais la fête du travail et de l’union dans le devoir

 
Jean LORRAIN  
La plage Normande - Saison 1888 - Numéro 1 - 1er juillet - collection privée