FÉCAMP-FESTIF - Les GRANDS ÉVÉNEMENTS
Page créée le 31 mars 2017
 
Discours de M. de Bonnefon

      Le silence se fait. M. Jean de Bonnefon remet le monument à la ville en prononçant ce discours :


      Monsieur le Maire, Messieurs du Conseil,

     Au nom du comité qui finit aujourd’hui devant cette œuvre de pierre, comme la vague meurt là-bas au pied du rocher, parce que son roulement est achevé, je remets dans les bras de la ville natale le monument à Jean Lorrain bel écrivain de la langue française, ciseleur parisien mais poète du sol normand, avec la couleur mordante de vos prairies d’émeraude, avec la profondeur translucide de vos horizons, avec la mélancolie de votre ciel, où les nappes de soleil se lèvent et retombent comme de grands rideaux sur la mer.

Ce n’est pas une vaine pierre que nous laissons à vos soins par la suite des temps. C’est une âme dont nous confions la survivance à vos mémoires.

Deux tendresses maternelles sont ici aujourd’hui : celle de Mme Duval-Lorrain a le droit de mêler de la douleur et de la joie. Elle voit encore l’enfant qu’elle éleva ici, dans la douceur de cette ville placée comme une écharpe brodée entre le ciel et l’eau.
Mme Duval-Lorrain versera des larmes en s’appuyant sur cette vaine image lapidaire parce que cette mère espérait appuyer sa noble vieillesse sur le bras vivant de son fils.

Mais l’autre maternité présente, celle de la ville natale doit être tout à la joie. Du Jean Lorrain que nous lui offrons, rien n’est mort, puisque l’œuvre est vivante, puisque sa jeune gloire garde les grâces d’un bleu matin, puisque ses vers ont la chaleur d’un soleil de juillet, puisque sa prose a la fougue rythmée du flot qui se précipite vers le but.

Le comité doit ici tant de remerciements son expression de reconnaissance serait si longue que je la dit en un verbe à tous et à toutes, à ceux qui ont donné, à ceux qui ont travaillé ; en oubliant même ce que nous devons au jeune compatriote de Jean Lorrain à Georges Normandy qui fut le dévouement, le désintéressement et trouva la plus souriante activité pour suppléer aux paresses coutumières des meilleurs comités.

 

      Mesdames, Messieurs,

      Il y a longtemps, à une époque où la gloire d’un écrivain habitait un logis digne de la pauvreté de Corneille, à la fin du siècle dernier, un normand que notre admiration appelait le Connétable des lettres, Jules Barbey d’Aurevilly, recevait ses amis le dimanche dans une chambre qui pour nous avait la grandeur d’une basilique, au fond du faubourg Saint-Germain, à Paris. Mes yeux n’ont qu’a se fermer que je vois les êtres de ce cercle : gentilshommes qui auraient pu laisser à la porte la berline de l’émigré, vieux défenseur du trône qui ne trouvait pas le roi assez légitimiste, antiques soutiens de l’autel qui tremblaient sous le libéralisme de Léon XIII jeunes écrivains qui ne disaient rien et venaient pour boire la parole du maître, artistes qui voulaient admirer la statue vivante aux formes féodales qu’était Barbey d’Aurevilly. Je crois bien que personne ne soufflait mot quand le maitre ne parlait pas ce qui arrivait souvent. Au milieu de ces êtres une jeune-fille qui était le dévouement dans l’intelligente vertu passait, souriait et surveillait l’entrée des nouveaux venus.

    Mais voici qu’un jour la porte s’ouvrit devant un homme, un jeune-homme qui sembla déborder dans le cadre étroit et illuminer de sa jeunesse la vieille chambre, les vielles gens et le maître sans âge. “ Jean lorrain !” dit-on, et les petits jeunes-gens de lettres, furent effacés comme si la gomme eut passé sur eux. Je vis dans ce décor pour la première fois, Jean Lorrain. Les conquérants normands semblèrent arriver avec lui, il avait dans les traits ce qu’il avait dans le talent : une élégance aristocratique et dédaigneuse, une élégance fine, qui sortait d’une force presque massive.

     Sans le regard et sans le sourire, cet artiste aurait pu paraître un athlète. Mais l’âme était réfugiée dans le regard qui tombait de très haut, dans l’expression du sourire, la lèvre supérieure en forme d’arc, immobile, la lèvre inférieure vibrante comme une corde tendue. Sous les cheveux d’un or vivant et chaud le teint apparaissait pale et marbré déjà de meurtrissures. Pour le surplus, la taille était haute, les épaules larges, l’air superbe et l’attitude impertinente avec courtoisie : les mains nues étaient des poèmes de volonté et d’indifférente énergie.

Près de Barbey d’Aurevilly tout cela s’atténua, s’adoucit dans le respect et l’admiration. Mais jean Lorrain osa parler, raconter des histoires, peindre des personnages, camper les ridicules de l’heure et faire rire l’auguste tristesse du grand vieillard. Depuis ce jour j’ai vu lorrain partout un peu, et chez moi et chez les autres. Mais son image resta dans ma mémoire inséparable de notre première rencontre. Dans le jour de la rue rousselet je le vois pour la durée de mes yeux.

     La voix autorisée de mon ami Paul Brulat en qui le caractère et le talent sont jumeaux superbement vous dira comment notre lorrain fut conteur, poète, écrivain abondant enthousiaste, violent, gracieux, personnel toujours en parenté de phrases et de coloris avec la grande lignée qui va capricieusement de Montaigne à Châteaubriand en passant par le duc de Saint-Simon, M. de Retz, Vauvenargues, Rivarol, le prince de ligne, lord Byron, très au-dessus de ce Raitif-de-la-Bretonne que Jean Lorrain grandit, en taillant un pseudonyme dans ce nom oublié.

     Mais j’ai dit ; Raitif de la Bretonne au-dessus de cette signature Jean Lorrain a donné dans le journal des pages sans lesquelles nul ne pourra écrire l’histoire des mœurs à la fin du dix-neuvième siècle. Parmi la pléiade d’écrivains qui devaient faire du journal la grande force, l’immense machine qui se meut à des millions d’exemplaires, Jean Lorrain fut la verve, l’éclat, le mouvement, la hardiesse. Avec la liberté qui nous est donnée, il osa écrire des choses, que nul n’aurait osé raconter ; il fit des portraits homicides, il mit de la poésie sur la démolition. Il fut vraiment journaliste, ce poète, ce romancier, cet auteur dramatique dans le sens le plus élégant de ce mot appliqué sur tant de bocaux différents ; il sut prendre l’actualité non pour la raconter platement et méchamment, mais pour l’exhausser à la hauteur de l’écrivain, pour la grandir, pour faire de ce rien un tableau avec la folie de la couleur et de la sagesse des lignes.

     Chasseur d’idée qui faisait lever un immense gibier, Lorrain excella dans tous les genres du journalisme et les fit littéraires par la force du talent. Sous son ironie, les victimes tombèrent, sans avoir le temps de se reconnaitre dans leurs débris. Je citerai deux traits pris dans le carquois d’or : un monsieur qui faisait de la méchante sculpture, jean lorrain avait rendu le jugement définitif. Et ce monsieur continua, il invita même son bourreau “à visiter un monument” à peine achevé. Et Lorrain vint et il fit l’article ; et Lorrain commença :
 

      -M. X…, a osé m’inviter à l’inauguration d’un monument qui n’est pas son tombeau… !

     Un autre jour pour dépeindre une représentation de gala où des femmes surannées avaient lutté de diamants, de fards, et de jeunesse, Lorrain commença :

    - “On avait ouvert hier les cimetières ; ils étaient à l’Opéra…” La méchanceté n’était pas la seule corde de cette harpe : dans le journal Lorrain savait décrire, montrer. Il fait certains jours, le tableau de Guillaume II à Venise, qui a la couleur et les valeurs d’un Albert Besnard. L’esprit de Lorrain ouvert sur l’infini, jetai d’u geste égal le mot qui crucifie, l’image qui éblouit. Et ce même homme, je veux dire en finissant était la bonté, la délicatesse dans la bonté. Le cœur de cet apparent sceptique était une forteresse bien fermée, bien gardée. Lorrain ne donnait pas au passant le droit de s’arrêter pour voir les battements de ce cœur qui étaient, au naturel, tendres et puérils, doux et naïfs.

Le cœur de jean Lorrain avec ces nuances de bonté, ses amis l’ont deviné parfois.

Seule une femme l’a connu ce cœur admirable. Elle l’a connu parce qu’elle l’avait formé, parce qu’elle l’avait créé, parce qu’elle était la mère. Mesdames de Fécamp si vous promenez ici les pas de vos bébés, s’ils vous demandent :


     “Qui était Jean Lorrain ?” Répondez-leur :

     “Plus tard, on vous dira que ce fut un bel écrivain, qu’il ne voulut jamais être autre chose, qu’il ne sollicita ni emploi, ni dignité. Sachez en attendant que cet homme fut le plus doux, le plus petit des fils jusqu’à la mort. Sachez qu’à cinquante ans il disait encore “maman” avec la tendresse d’un cœur tout neuf.”

     On entend ensuite quelques paroles du maire de Fécamp M. Duglé, qui remercie au nom de la ville toutes les initiatives concourues ensemble pour l’édification de cet hommage au poète de Fécamp trop tôt disparu.