FÉCAMP-FESTIF - Les GRANDS ÉVÉNEMENTS
Page Créée le 31 mars 2017

Dicours de M. Brulat


     Dans un discours d’une haute élévation de pensée et d’une teneur littéraire parfaite, M. Brulat, vice-président de la Société des gens de lettres de Paris, fait l’apologie de l’œuvre de Jean lorrain, discours interrompu fréquemment par les applaudissements de l’auditoire et que nous nous faisons un plaisir de reproduire :

 
     Madame, Messieurs,


     Nous vivons en un temps où l’on nous exhorte sans cesse au respect des morts et du passé. Il me parait que la plus sure manière d’entretenir ce culte, de le rendre bienfaisant et fécond, c’est – quand nous honorons la mémoire d’un écrivain – de nous appliquer, à rechercher ce que son œuvre contient de meilleur et les bons exemples qui s’en dégagent. Je crois en pensant ainsi me faire l’interprète de M. le sous-préfet d’Etat aux beaux-arts que j’ai l’honneur de remplacer à cette cérémonie.


    Ecartons-nous donc d’une certaine critique facile et passionnée, où se mêle souvent esprit de parti, et qui devenue à la mode ces dernières années, s’ingénie dirait-on à diminuer les hommes d’autrefois qu’elle entreprend d’étudier. Une telle critique ne tendant rien moins qu’a détruire à la longue histoire littéraire, le prestige de l’art et la pensée, le culte du passé, le respect de ces choses qui forment la chainez précieuse de la grande tradition nationale.


     Jean lorrain a laissé une œuvre nombreuse de romancier, de poète et de conteur. Elle rend compte et demeure.  Aussi bien n’est-ce pas par son œuvre qu’un homme se révèle le plus complétement et le plus profondément ? c’est par elle qu’il nous livra le meilleur de lui-même de son âme et de sa pensée, ce qui mérite d’être retenu et de durer.

     C’est là que nous devons le chercher et le reconnaitre, découvrir l’homme qu’il fut vraiment sous les apparences trompeuses d’un cynisme affecté et des attitudes qui sont au caractère ce que le fard est au visage et par les quelles il arrive parfois que les meilleurs eux-mêmes se calomnient où se laissent calomnier, comme si ce n’était point assez de la puissance et de l’envie pour nous travestir.
Il faut l’avouer : Jean Lorrain lui-même, par une sorte d’indifférence ou de dédain qui suivit de son antipathie violente, pour une époque et un milieu où il se sentait comme écarté, se plut à une sorte de travestissement de sa personnalité réelle. Jeté par les fatalités de sa carrière dans un monde artificiel auquel il ne parvint jamais à s’adapter, il en fut la victime et en resta désorienté. Il était né pour le plein-air, les grands espaces, une vie d’action et d’aventures épris de cette nature saine et variée dont il fut un des peintres les plus magnifiques. Au milieu d’elle, loin de Paris, on le retrouvait, libre artiste voluptueux, admirateur de toutes les beautés, et il redevenait l’enfant du peuple, le brave et solide gars normand dont lui-même a tracé dans Monsieur de Bougrelon, son chef-d’œuvre ce portrait vivant :


     “Nous étions de cette race de géants, blonds hardis à la conquête, impérissables aventuriers, d’une race immortelle dont l’ineffable esprit d’aventures a conquis les mers”


     Tel fut le vrai Jean Lorrain, et sans doute, dépeint quelque injustice dans cette haine qu’il manifesta à notre grand Paris moderne, qu’il appela dans un moment d’humeur : la ville empoisonnée. Ce grand artiste étincelant virtuose du verbe, doué de la plus étonnante faculté d’expression, sensible à toutes les formes de beauté, n’aperçut pas la véritable grandeur de notre époque où fermentent tant de puissances créatrices et tant de forces contraires en action, dans la formidable mêlée sociale où nous sommes engagés. La frémissante sensibilité se névrosant au contact d’existences factices, au vertige d’agitations stériles. Ce sensitif admirable fut autant un merveilleux peintre – et cela suffirait à sa gloire – qu’un grand penseur.


     Il eut de hautes qualités, il eut surtout une vertu noble et race entre toutes et qui fait autant d’honneur à l’homme qu’à l’écrivain. Vertu presque unique au temps où nous vivons dans ce monde des lettres où la lutte pour la vie s’aggravant de la lutte pour la gloire, fait du confrère un rival, un concurrent, parfois un ennemi. Il aima la littérature comme personne peut-être ne l’aima jamais à ce point qu’il mit sa passion, sa joie de découvrir et à révéler les talents ignorés ou méconnus. Partout où il apercevait de la beauté de l’originalité, il s’enthousiasmait pour elle et la proclamait. Il eut adoré son plus grand ennemi le jour où celui-ci eût produit une belle œuvre, moins encore un beau texte. Combien parmi nos contemporains qui depuis, ont conquis une légitime gloire, doivent à Jean Lorrain leur première notoriété. Je ne saurais les citer tous, ils sont trop nombreux, et je regrette de ne pas les voir tous ici, cette cérémonie eut pris encore plus d’éclat.

 

    Cependant n’accusons personne d’ingratitude car ce monument même se dresse comme le témoignage vivant des amitiés ferventes et des dévouements que jean lorrain sut inspirer et qui sont une preuve de sa valeur morale, car seuls furent aimés ainsi et jusqu’après leur mort, ceux qui méritent de l’être. Il eut aussi des ennemis, parce qu’il fut d’une honnêteté intransigeante, d’une intrépide sincérité, parce qu’il osa écrire tout ce qu’il pensait. Il ne porta jamais de masque, il eut tous les talents, il s’avança dans la vie, droit et indomptable, le visage découvert la poitrine bombée, s’offrant aux coups, dénonçant les faux artistes, provoquant comme à plaisir leurs représailles. Cette ardeur combative qu’il tint de ses origines et de sa race, il la dispensa contre les réputations usurpées, contre le mensonge les grimaces et les hypocrisies. Son extraordinaire courage d’esprit s’exerçait à nos sens, avec quelle crânerie, quelle superbe impertinence, quelle insouciance des hommes qui ne désarment pas !


     Il tenait cette allure de son tempérament de son maître Barbey d’Aurevilly qui ne fut pas d’ailleurs son seul ancêtre intellectuel, car la lignée dont il descendait compte quelques-uns des plus éclatants génies de notre littérature et, parmi eux Théophile Gautier et les Goncourt. Il fut lui-même, tout en restant plus qu’aucun de ses illustres devanciers dans la stricte vérité, un merveilleux descripteur. Nul n’excella comme lui dans l’art d’exprimer en quelques lignes définitives par de saisissantes synthèses, l’âme d’un paysage, le caractère intime des choses, toute la poésie qui en découle. S’il n’a pas le puissant lyrisme d’un poète, il a plus de concision savante et suggestive. Certaines de ses descriptions sont des chefs-d’œuvre qui méritent de rester le modèle du genre, et c’est en cela que je crois, que réside la plus véritable originalité de Jean Lorrain et qu’il apparait un maître au sens le plus parfait du mot.


     Il eut aussi de grandes audaces, il poussa en avant la peinture de certaines réalités, ce qui ne scandalisait point au temps il écrivait car il était admis que l’écrivain avait droit de tout dire. Oserai-je l’en blâmer aujourd’hui devant une réaction littéraire recevable sans doute, contre les outrances d’un certain réalisme, mais qui tombant dans l’excès contraire, aspire à mettre en vogue une littérature grise, neutre, peureuse, une idée de fausse pudibonderie. Disons-le hautement nous aimons les écrivains qui ont de l’aplomb, qui affirment une personnalité vigoureuse et ne craignent pas de dire des vérités dont l’audace ne saurait nous déplaire quand ils partent d’une âme généreuse, d’un art passionné pour tout ce qui est vrai et vivant. La pudeur, sans doute est une vertu, mais outré à ce point, alors qu’on fait au contraire tant de publicité, elle tend à paralyser l’écrivain et à porter atteinte à la liberté de dire.


     Je ne juge pas au point de vue de la thèse qui comme toute thèse comporte une part d’erreur ou d’exagération, mais j’aime pour sa teneur, sa fougue littéraire, ce livre foudroyant que Jean Lorrain écrivit vers la fin de sa carrière et osa intituler : Le crime des riches. Livre d’indignation et de colère où il entend comme le grondement, d’un pamphlétaire de grande race et qui fit dire à l’un de ses biographes que Jean lorrain avait également pour aïeul intellectuel Juvenal.


    Mais ni Juvenal ni Proudhon lui-même n’avait avancé avec cette véhémence l’inique oppression de l’argent, sa tyrannie dissolvante et sa forte emprise sur la bêtise hypnotisée des riches. Le ton d’un discours officiel doit être modéré, et c’est pourquoi je m’arrête, en ayant assez dit d’ailleurs pour faire apparaître que Jean Lorrain fut, en même temps qu’un grand artiste, un écrivain humain, une âme généreuse, éprise de justice sociale.