On a tiré sur vous, Monsieur le Président. Vive la République !
M. Carnot s’incline en souriant. La foule rompt aussitôt la haie formée par les agents ; elle entoure la voiture du Président et crie : “Vive la République ! Vive Carnot !” Le premier magistrat de la République reçoit une ovation des plus chaleureuses. De tous les côtés les vivats retentissent. Enfin le cortège se remet en marche au milieu des acclamations toujours répétées.
Tandis que l’on s’empresse ainsi autour du président de la République, l’homme qui a tiré est saisi vigoureusement par M. Bacot, officier de paix, au moment où il allait décharger son arme une seconde fois et le révolver tombe de ses mains. On se précipite sur lui. “Misérable !” crie-t-on de toutes parts. L’homme aurait été fortement maltraité sans l’intervention des agents qui l’entourent et le protègent contre la colère violente de la foule. Un fiacre est hélé. L’auteur de l’attentat y est placé. Il a les yeux hagards, il porte sur le front la marque des coups qu’il a reçus dans la bagarre. Il est nu-tête, son chapeau lui ayant été arraché. M. Bacot, officier de paix, et quelques agents, montent en voiture avec lui et la voiture se dirige vers la poste de la rue d’Anjou. Cinq ou six cents personnes suivent, en courant, après le véhicule. “À mort ! à mort !” crie-t-on de toutes parts. Pendant le parcours, on essaie plusieurs fois d’arrêter la voiture et de saisir l’individu qui a tiré sur le Président.
On arrive enfin devant la poste de la rue d’Anjou. L’auteur de l’attentat, protégé par de nombreux agents, descend de voiture. La foule se précipite de nouveau sur lui et là, les agents doivent le défendre contre des tentatives de violence. On l’emmène dans le bureau de l’officier de paix. Tout d’abord il garde le silence ; M. Bacot l’interroge, en vain. Enfin, il déclare qu’il est trop ému pour parler !
Je viens de recevoir des coups, dit-il, en se laissant tomber sur un banc ; je n’en puis plus, laissez-moi respirer. Les agents le fouillent avec soin. On ne trouve sur lui qu’un porte-monnaie presque vide. M. Bacot, qui tient l’arme avec laquelle cet individu a tiré sur M. Carnot lui dit en la lui montrant :
- Pourquoi avez-vous tiré sur M. le président de la République ?
- J’ai tiré pour attirer l’attention, réplique-t-il ; je ne voulais pas tuer M. Carnot. M. Bacot examine le révolver. C’est une arme à six coups, d’assez fort calibre qui porte l’inscription suivante : “British Costabulary”.
Vous êtes étranger au moins, lui dit un agent. Pour avoir fait un coup pareil, il ne faut pas être Français.
- Non, réplique avec vivacité l’auteur de l’attentat ; je suis Français j’ai servi au 3e zouaves, ajoute-t-il en relevant la tête.
- Mais enfin pourquoi avez-vous commis cet attentat ? lui demande M. Bacot, officier de paix.
- On le saura, réplique l’individu, qui a le parler très brusque.
On veut savoir son nom ; il refuse de le dire ; on le presse de questions ; il refuse de répondre. Enfin, comme on répète encore qu’il faut qu’il soit un mauvais Français pour avoir accompli une action aussi abominable, il se décide à parler.
- Je vais tout vous raconter, dit-il. Il y a un an que je réclame contre une injustice dont j’ai été victime et je suis repoussé de toutes parts. Me voyant rebuté de partout, j’ai résolu de tirer sur le Président pour attirer l’attention sur mon affaire.
- Et quelle est cette affaire ? interroge M. Bacot.
- La voici, réplique l’autre. Je suis magasinier de la marine ; je suis civil. Un jour, me trouvant à la Martinique, j’ai écrit une lettre vive au commissaire général de cette colonie dont j’avais à me plaindre. M. Grodet m’a puni de soixante jours de prison militaire, moi civil. J’ai réclamé partout contre cette iniquité ; on s’est moqué de moi, ça m’a exaspéré. Alors je suis venu hier à Paris et j’ai fait ce que vous savez. J’ai été à Fort-de-France, à la Martinique et je reviens de la Guyane. Je devais m’embarquer aujourd’hui. Je suis sans ressources, ma femme et mes trois enfants n’ont pas de pain.
Et après avoir dit ces paroles, l’individu fond en larmes : Non je n’ai pas voulu tuer le président dit-il en sanglotant, voyez vous-même que je dis la vérité, j’ai tiré un coup ; il y a une douille qui n’est pas chargée, pour les quatre autres cartouches, elles ne renferment pas de poudre.
M. Bacot sort alors les cartouches et vérifie en effet qu’elles ne contiennent pas de poudre.
L’arme contenait : 1° l’étui vide de la cartouche qu’il avait brulé ; 2° deux cartouches chargées à poudre, et dont les balles avaient été enlevées, et enfin trois cartouches avec leurs balles, mais la poudre de ces cartouches avait été retirée préalablement, de telle sorte que même au cas où l’individu aurait tiré, il ne pouvait blesser personne, ce qui justifiait ses premières déclarations.
- Où avez-vous acheté cette arme ? demande l’officier de paix.
- Je l’ai achetée boulevard Bonne-Nouvelle en 1882. C’est une arme solide ; ce n’est pas une arme de luxe, mais une arme de soldat. Maintenant le Président saura pourquoi j’ai agi. J’ai écrit à toutes les autorités de France inutilement. Je n’avais que ce moyen d’intéresser M. Carnot à mon sort ; on voulait m’envoyer dans le haut fleuve au Sénégal, pour se débarrasser de moi ; mais à présent on ne pourra pas faire cela.
- Vous avez une singulière façon d’attirer sur vous l’attention de M. le président de la République. Votre action est d’autant plus horrible que vous êtes un ancien soldat.
À ces mots l’auteur de l’attentat baisse la tête sans répondre.
- Comment vous appelez-vous ? demande M. Bicot à l’inconnu qui, jusqu’a présent, s’est refusé à faire connaitre son nom et son adresse.
Celui-ci hésite d’abord a répondre. M. Bicot renouvelle sa question en lui faisant observer qu’on saura bien qui il est.
- Je me nomme Perrin (Jean-Nicolas), répond alors l’auteur de l’attentat. Je suis à Paris depuis hier. Je suis descendu rue Lamartine, à l’hôtel des Hollandais.
Il ajoute ensuite qu’il est marié et père de trois garçons, âgés l’ainé de sept ans, le deuxième de deux ans et le troisième d’un an. Ma femme dit-il habite Crécy-en-Valois rue Haut-Fromage, n° 11. Je suis âgé de trente-six ans, et je suis né à Oudren (?), ancien département de la Moselle.
- Du reste, dans un mémoire que j’ai adressé hier à un journaliste, je fais connaitre en détail l’injustice dont je suis victime.
Perrin s’exprime avec netteté. Il a toute sa raison. C’est un homme d’assez haute stature. Il porte une longue barbe noire assez soignée. Les traits sont énergiques sans être durs. Le front est haut, le regard clair et droit. Il est vêtu d’un “complet” en drap bleu en très bon état et porte un pardessus noir. Quand il a eu fini de parler, on lui a donné un verre d’eau. Comme il allait boire, le colonel Lichtenstein s’est approché de lui. Quelqu’un a nommé cet officier supérieur à Perrin, qui s’est avancé vers lui et lui a dit :
Je voudrais bien avoir avec vous un entretien particulier. Volontiers, a répondu le colonel. Et sur ce mot il est entré avec Perrin dans une pièce séparée où il s’est longuement entretenu avec lui.
Perrin a été ensuite mis à la disposition du commissaire de police.
Quand l’homme a tiré, le cheval d’un cuirassier qui était auprès de lui a fait un brusque écart. Un agent a été brûlé légèrement à la main droite par la décharge. La balle n’a pas été retrouvée.
La nouvelle de l’attentat arrivait à l’Élysée quelques instants après. M. le commandant Chamoin, officier de service, prévint immédiatement Mme Carnot, qui reçut cette communication très courageusement.
Jusqu’à une heure après-midi, des groupes de curieux, massés aux angles de la place Beauvau, discutaient les péripéties de cet événement.
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